1886. Dans une petite maison nantaise, le repas du soir vient de s’achever. Sur le pas de la porte, Alexis Biette serre la main à un homme au style impeccable : col blanc relevé sous son pardessus noir, haut-de-forme, mallette en cuir et parapluie. En cette fin du mois de mars, les journées ne sont pas encore bien chaudes et le temps demeure incertain.
« Goodbye, my friend! Bon voyage ! » Le salue Alexis.
L’homme agite la main et s’enfonce dans la nuit. Alexis prend soin de refermer doucement la porte, se tourne vers son épouse, Marie, qui le regarde, la main posée avec légèreté sur un ventre dont on commence à peine à deviner l’arrondissement. Il se sent chanceux de partager sa vie avec cette femme en qui il place une confiance totale. Après un tendre mot à son égard, il monte au salon, comme à son habitude. Mais ce soir là, contrairement à sa soucieuse mine coutumière, un léger sourire flotte sur son visage.
Marie ne le dit pas, mais voir son mari sourire la comble de joie. C’est plutôt rare ; il faut dire que depuis l’achat de la manufacture de suif, il y a maintenant quatre ans, les affaires ne sont pas florissantes. Le marché est en plein déclin : depuis que l’on s’éclaire à la lampe à pétrole, plus personne ne veut de bougies, c’est là l’ordre des choses. Comme n’a cessé de le répéter l’ami anglais d’Alexis : il faut vivre avec son temps et être à l’écoute des évolutions du marché. Chez lui, le suif est utilisé pour la fabrication de savons. Mais pas n’importe lesquels ! Alors qu’en France, le même pain est utilisé pour le corps et le linge, en Angleterre, la distinction est très précise et il ne viendrait à l’idée de personne d’astiquer à la suite, avec le même savon, son visage et son jupon.
Assis dans son fauteuil, bercé par l’odeur enivrante du tabac, Alexis partage le fil de pensées de Marie. Ce qu’il lui faut pour relancer son activité, c’est se diversifier. Et tout ce dont il a besoin est à portée de main : inutile d’utiliser de l’huile d’olive provençale, qui ne se décolore pas bien et laisse une odeur particulière, non, le suif conviendra très bien, on pourra lui donner la couleur et le parfum que l’on veut… Il
ne manque que les machines. Alexis grimace à cette pensée. Étant parti de rien, il a dû tout emprunter et n’a pas fini de rembourser ses premières dettes. Qu’importe, il saura trouver les mots pour convaincre ces messieurs de la banque. Son projet est prometteur, il le sent. C’est maintenant qu’il faut se lancer.
Le lendemain matin, c’est d’un pas plus dynamique qu’à l’ordinaire qu’il se dirige dans ses bureaux du centre-ville nantais. En entrant, alors que les regards se tournent vers lui, il salue la compagnie d’un grand geste du bras. Quand le silence se fait, c’est avec aplomb et optimisme qu’il déclare, en détachant chaque groupe de mots : « Mes chers collègues, aujourd’hui est un grand jour pour notre entreprise. Ensemble, nous allons fonder la première Savonnerie de l’Ouest. »